Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

26 décembre 2010 7 26 /12 /décembre /2010 18:48

Un article d'Alain Gnemmi

 

 

http://www.sitaudis.fr/Source/GF/ecrits-poetiques-de-christophe-tarkos.jpg

 

 

 

Ecrits poétiques
Christophe Tarkos, ed. P.O.L 2008
 
Quatre années après sa mort, sans avoir à passer par le « sas «  de décontamination du purgatoire littéraire, Christophe Tarkos nous revient à travers une première édition posthume, soit 421 pages, préfacée par Christian Prigent, une collecte scrupuleuse de ses travaux en cours durant la décennie 1990, avec un apparat critique déjà copieux – pieux autant que précieux - ses manifestes lancés à l’emporte-pièce par fulgurances obtenues depuis la langue matière, parus chez Al Dante et P.O.L. Egalement la totalité de ses articles en revues (tirages confidentiels très paroissiaux » composant la presse indûment dite clandestine – parce que matériellement transitoire, retrouvée en solderie, de l’expérimentation poétique). Très enrichissantes aussi, des transcriptions d’entretiens : francs, spontanés, hésitants et d’une métapoésie compréhensible du grand public, aux points de suspension près.
La préface de Christian Prigent, comme à son habitude, très pédagogue, propriétaire du mot exact qu’on aurait aimé avoir sur le bout de la langue, vise l’exhaustivité. Elle est à la fois hommage, fausse biographie du « phénomène Tarkos », depuis son coup d’état - éclat - marseillais, son insurrection au sein du milieu éditorial. Avec une autorité jamais prise au dépourvu,  elle met sous nos yeux, abrégé convaincant, un bréviaire de l’œuvre - ou son équivalent - appréhendée avec le recul du temps, dans ce que celle-ci transfuse de sang neuf,  
A Christophe Tarkos, dans ses entretiens, volontiers prolixe et disposé à s’expliquer sur sa dynamique de travail, on finirait par préférer paradoxalement, au lieu de prendre le chemin direct tracé par l’œuvre à nouveau restituée, le didactisme »instrumentalisant »,  sous son aspect de morceau de bravoure de Christian Prigent au meilleur de sa forme, irrésistible dans sa faconde – d’universitaire et d’auteur - volant la vedette au poète, dans un sketch démonstratif. On regarde, étonné, le fourre-tout, mettant bien en évidence sa boîte à outils de professionnel, déposée, remplie, renversée sur le devant la scène. On ne serait pas davantage dépaysé au cours d’une séance thérapeutique de vaudou,  avec ses formules rituelles assorties de crachats de mauvais rhum.
La notice biographique montre la personnalité complexe de Christophe Tarkos,  diplômé, fougueux et malade, obligé d’exercer tous les métiers de la rue malgré sa réussite aux concours d’enseignement. En privé, mari et père d’un garçon, amateur de musique, sans cesse en train d’écrire, inséparable de carnets où il note ce qui lui passe par la tête, entre un péage d’autoroute où il rend la monnaie, et l’astreinte de corvées de nuit ou la place – certes,  faiblement rétribuée - de vacataire à la Bibliothèque nationale.
Dès  «
Manifeste chou », nous reconnaissons, provoqués moins par agacement que par dégoût, le vertige, -  le malaise de Christophe Tarkos, devant la poésie, mot galvaudé qualifiant une activité pauvre, laborieuse, une sensiblerie improductive. Révélatrices, sa lassitude devant l’académisme de ceux qui s’en réclament – Francis Ponge compris -, et son inspiration mécanique hachée, assimilable à un conte, une comptine, une volonté de détruire un mécanisme d’horlogerie finissant par se bloquer, alors que tout devrait couler de source.
Lawrence Ferlingetti avait déclaré, un demi-siècle auparavant, le retard impardonnable de la poésie par rapport à la peinture qui n’avait pas hésité à accomplir, avant même l’abstraction, sa propre révolution.
La révolution esthétique doit aller de pair avec la révolution sociale, de l’avis des poètes banlieusards proches de Christophe Tarkos.
Dans « ma langue est poétique », deux niveaux se croisent, le second se superpose puis bifurque sur la page et, par une disposition typographique « en carrés »,  explore des directions où le poète plus exercé s’engouffrera dans ses recueils suivants,
Caissesou Anachronismes, d’inspiration autrement originale. La langue est d’abord définie négativement puis donnée comme un mouvement de rotation, elle s’ordonne sans légiférer, recourt à l’image et à la musique, elle n’est pas spontanée mais articulée, elle est produit par le souffle, n’est pas une litanie, mais transmute les données sensorielles. Elle s’appuie sur les éléments d’une nature considérée à partir de description anatomique du système sanguin, d’ontologie informatique ou de mécanique des fluides.
 
Elle vient du corps et de la peau, sous l’aspect d’anecdotes ou d’historiettes, est injonction et acte. La langue suit un ordre grammatical. Le 2e niveau, illustratif, amplifie par des exemples les sentences proférées dans le 1er : un stylo de couleur jaune pour un dessin, un pastiche de Ponge dans la description du pain, le gravier répandu qui est égalisé sur une surface routière, etc.
 
Processe (1997)
    Procéder, processeur, procédure, processe…
Les définitions lexicographiques placées en exergue flèchent autant d’entrées possibles, autant de parcours, de raccourcis ou de randonnées pédestres laissés à la libre circulation, avec des galeries en sous-sol (séries alphabétiques ou lexicales), passerelles entre les ailes du bâtiment aux étages (séries descriptives, d’un côté, et narratives, de l’autre), oxygénation et rêverie (c’est selon !) à la terrasse supérieure (série cumulative de métapoésie, d’épistémologie et de métaphysique).
Processe renferme un fonds bibliothécaire impressionnant - soit ouvrages anciens soit publications en langues étrangères - où les curieux, en se démarquant, peuvent se perdre, si tant est qu’ils trouvent, à contre-courant de la foule, par-ci par-là leur bonheur. Christophe Tarkos met à la disposition ses notes de lecture (sur le mystère trinitaire et son « monisme »), Christophe Tarkos épelle, cite, détaille une paire de baskets pour ados, prescrit, huile, crème et entre-orteils, pour les pieds. Dans une disposition en carrés, parfois en carrés poussés latéralement contre les bordures de page, Christophe Tarkos fait du Christophe Tarkos, performeur emporté par la rapidité et la frontalité des obstacles rencontrés. En lignes continues (la rencontre de Nathalie – Nathalie Quintane -, les épisodes d’une épopée du Xe siècle, une histoire d’instrumentistes de jazz homonymes). En colonnes (abécédaire, découverte du vocabulaire dans le dictionnaire familial).
Les sciences modernes, susceptibles à travers leur vulgarisation de nous éblouir ou de nous faire sombrer – tomber - dans la somnolence – Christophe Tarkos avant la quarantaine souffrait déjà de la tumeur cérébrale à laquelle il devait succomber - sont croisées, plus communément, avec des moments simples privilégiés qu’il raconte, la morphologie comparée de « belles.. » (adjectif récurrent) –de « belles filles » qu’il lorgne, de tous les continents, un jour chaud d’été. L’instance énonciatrice interchangeable s’étend au « vous » et rappelle la manière désinvolte adoptée par Jacques Kérouac dans les rouleaux de papier de son chef- d’œuvre paru en français, intitulé
Sur la route.

Oui
Des images prégnantes, une idée saugrenue, l’idée de plonger dans un compotier, une invitation à siffloter,  une autre à embrasser, autant de signaux immédiatement reçus, qui rassurent !
S’il veut saisir l’enjeu de ce qui s’agite sous ses yeux, le lecteur a intérêt à connaître le contexte, –  à retenir le « lieu « où ils se produisent, prédéterminant la relation -, l’événement conjoncturel et le support de ces fragments qu’on peut qualifier de poèmes de circonstance : « texte en plastique », pancartes, affiche, poème carré, poème rond. Sans omettre : poème bâton, lecture publique dans une galerie, ou en Belgique, texte offert à un ami.
Dans les entretiens en postface, Christopher Tarkos s’explique, clairvoyant dans ses formules mais confus dans sa manière spontanée de répondre, -  relâchement musculaire de l’expressivité consécutif au genre de l’ «interview » où celui qui interroge familièrement, tente de cerner par des questions parfois approximatives ce qui l’intrigue -, à propos de la pate-mot, la notion de « patmo », et sur la nécessité de ne pas viser les gens « :  écrire, «
c’est plutôt, précise Christophe Tarkos, en regardant n’importe où, à côté, en l’air, par terre qu’on peut dire quelque chose ».
Il insiste sur  ce qu’a de volontaire, de non agressif, de têtu et de « résistant », sa façon de coller aux mots et de répondre à une « poussée «  intérieure, dans sa déconstruction du dehors – son arrachement - dépourvu d’ironie envers le sens convenu,  son envie de « s’ouvrir et danser ». Il propose une définition très physique, grossière, donc apoétique : «
un poème c’est un tas, c’est un petit tas… on lui donne forme en rentrant dans le tas ou alors on lui donne forme en le rallongeant ou en le grossissant… ». La longueur du texte parfois excessive, tendue, entraînant aux renchérissements dans la montée – au risque d’ennuyer – repose sur quelques principes  de base : « la répétition produit le lien »,  « je fais un peu office de ventilateur…  la poésie brasse de l’air».
Pour la mise en page, Christophe Tarkos systématise un procédé graphique utilisé dans les publications futuristes et dadaïstes : mots tronqués, syllabes rescapées après césure, équivalentes à des mots en gras, lettres de l’alphabet empâtées, avec une taille de caractères plus fréquente dans le « message » d’une affiche. La typographie exploitée dans ses possibilités subvertit les produits de la communication.
En tant que « livre objet » sans rapport avec un roman, ni autofiction ni essai,
Ouise présente comme un « mélange » à forte viscosité de langue et rassemble des textes par blocs de modalité écrite ou performée, accompagnés des notes rétrospectives.
Grâce à son apport notionnel non négligeable, la linguistique permet de modéliser une série sous la forme du « polyptote », ou figure, consistant à donner de la cohérence à une transformation par répétition de groupes de mots à des cas grammaticaux différents. : «  
Le temps déroule le mélange. Le mélange se déroule. Ce qui est est déroulé»…
 
Distinction expressive également, celle de l’intransivité et de la transitivité, celle de « l’étant », la forme matérielle des échanges, et  de « l’être ».
Entre une curiosité euphorique ou inquiète du « cordon sanitaire » en société et une solution pratique à tous les objets de son attention, Christophe Tarkos persévère dans l’alternance du rire et de la peur panique, du bonheur (10 fois le poème amoureux dans « Je t’aime ») et de l’effort douloureux («
l’impression que l’échafaudage va s’effondrer»). La sympathie suscitée vient de l’entrain dans ses déclarations « je cherche un camarade pour faire la révolution »). La bonne humeur est soulignée par des « o tro lolo ie to tro lo lo », un ton décidé de bon aloi sur un air de marche militaire, à côté des charges caricaturales (« je suis content / je vais à l’usine/ aujourd’hui je vis / je vais travailler»). .

 
L’argent (1998)


L’axiome « l’argent est la valeur sublime », vérité pratique de portée peu scandaleuse, toujours utile à rappeler – … cependant, le livre accompagné de photographies est mis en vente en 1998, sous le label « livre d’artiste », à un prix excédant dix fois celui pratiqué en librairie pour un recueil de poésie -, semble partir d’une approbation fréquente de la part de plusieurs poètes faisant chorus amis de Christophe Tarkos. La version qu’on nous soumet en publication est d’ailleurs proposée comme une décision suspensive, un chantier provisoire encore à creuser, laissé en l’état, susceptible d’ajouts et de rectificatifs ultérieurs. La « réflexion sur l’argent « est avant tout une occasion supplémentaire de varier – de coller à la matière, de malaxer le mélange des ferments - sur un thème sans arriver toutefois à l’exténuer. Elle s’apparente aux photographies sérigraphiées reportées sur toile d’Andy Wharhol ou aux vignettes démulptipliées – prédécoupées - à l’effigie de la reine d’Angleterre portant un masque à gaz sur le visage exécutées, au pochoir, par l’artiste Bansky.

Pour être traité comme il faut, le sujet demande une grande ouverture de diaphragme, des savoirs transdisciplinaires (économie, ethnologie, psychologie), un sens du cadrage en vue d’un rendu maximal du sujet. Pour œuvrer dans le discours judiciaire, il s’agit de s’adapter à la situation particulière du procès.

L ' «Histoire comparée », qui rapproche des époques en rupture idéologique, permet de distinguer les relations entre personnes qui assuraient jadis à l’individu sa dignité, sa filiation, son appartenance ou sa trahison par rapport à la tribu, et celles remplacées désormais par la fidélité avec la « règle unique et réelle de l’argent » : « l’argent donne le pouvoir de toutes les relations toute personne est manipulatrice d’argent… valeur sublime il réduit toute distance entre la sphère de la pensée et la sphère de la réalisation »

La théorisation qu’adopte Christophe Tarkos, avec ce qu’elle comporte d’abstrait, dépouillée de toute protestation venant de la morale ordinaire, aboutit à une manœuvre universelle où chacun est victime, piégé par le déroulement d’énoncés analogues. Le lecteur se trouve interpellé par le recours à une stratégie souple et enveloppante, tantôt distante, sarcastique « chers amis, chers tous… », tantôt complice où l’énonciateur à son tour inclus, dénonce sa propre condition : « nous ne sommes rien que nous ne sommes dans le monde réel. »

Le sens de la formule, les mots directs en référence au sexe, d’un goût douteux et qui font mouche, « le monde est à traire… Si vous avez un anus vous avez déjà la capacité de faire de l’argent«  surgissent tardivement dans l’exposé à dimensions morales, au reste très cohérent, tenu et poursuivi avec une clarté convaincante. Le tableau où l’homme se voit impitoyablement traqué « à cause de l’argent » dans ses aspirations et réalisations, pourrait paraître apocalyptique. Toutes proportions gardées, il resteaussi effrayant que le pari pascalien ou une riposte au mot d’ordre « changer le monde » situationniste. Cela fait de « l’argent«, dense et péremptoire dans ses raccourcis, le livre - à notre avis -le plus accessible de Christophe Tarkos, son propos demeure celui d’un poète : « La parole est la vérité, la vérité donnée par la valeur de l’argent…

   il n’y a pas de fonctionnement cérébral qui ne soit tributaire de la valeur de    
    l’argent.
    L’argent est enveloppant
. »
Et, faisant écho ironiquement au joyeux «
je suis travailleur / je vais à l’usine«  rencontré dans Oui, soulignons l’interpellation contradictoire, « tu es un travailleur de l’argent»


Je m’agite
La page reprend la disposition du vers – des énoncés – libre. Le rythme s’emballe. Christophe Tarkos s’énerve (« je ne suis plus que de l’agitation »). Entrainé hors de lui, soumis à des tractions centrifuges, vers le haut, vers le mal – de la douleur-, son discours dérape  (« je vais me faire arrêter… je me suicide… je suicide »). Le sac étouffant – le poème – emprisonne un « je et son double dans le miroir objectif, le « il » de l’extériorité.
La publication
des écrits poétiquesse termine par des fichiers sauvegardés et publiés en 1998. Une quarantaine de textes en vers, sous le titre Donne.
Qu’est-ce que ça donne ?
L’auteur donne libre cours à des manipulations, à des permutations dans l’ordre de la phrase simple, sans pour autant s’attaquer à l’intégrité du mot à travers une production d’anagrammes, une néologie dont il s’est défendu jusqu’alors, hormis à travers le « patmo ». Voisins, certains mots accordés à mauvais escient, de façon délibérée, en viennent à se heurter, l’un intrus, l’autre perturbé et troublent l’allocutaire habitué à l’évidence d’une lecture limpide, ils déroutent syntaxe et sens, créent un malaise disharmonieux : «
ma nouveau avec moi il parle même était le cœur ». Pour la première fois, à ses risques et périls, Christophe Tarkos s’attaque à la grammaire dont dépendait jusqu’à présent la fluidité de ses séries, en cela contredisant la déclaration explicite dans Oui:  « les textes ne sont que le fruit d’un modeste petit effort de mettre au clair certaines petites choses«
 
 
Tout bien considéré, Christophe Tarkos ouvre un chantier jamais exploité en français. Il remue, maltraite la langue, surprend et, en dépit de certaines faiblesses relevées, exerce une contrôle rigoureux sur ses “poussées “– ses embardées – créatrices.
Pour lui,une performance écrite ou oralisée est indissociable d’une « praxéologie « – ici, une poétique en formation - où il surveille avec lucidité l’orthodoxie de ses interventions, non pour rasséréner le lecteur qui « collabore », mais pour rester conforme à son modèle personnel, à ses « intentions en cours d’action ».
Son œuvre étrange, ambitieuse et qui s’expose, sans grimacer, sans forfanteries et sans « bides « flagrants, se cherche – nous cherche et nous séduit, ce qui est tout à son honneur. Elle reste d’actualité dans la poésie contemporaine

Partager cet article
Repost0

commentaires